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L’art de vivre aux temps des Lumières

Rococo
 
 

L’ambiance austère qui régnait à la cour de Versailles pendant les dernières années de vie de Louis XIV, n’a pas convenu à tous les courtisans. Beaucoup ont quitté le palais dont l’étiquette et le poids des protocoles ne leur étaient plus supportables.

Pour vivre hors de la cour, ces nobles font construire des hôtels particuliers dans Paris et des maisons de plaisance à la campagne avec plus de fantaisies dans la forme et dans la manière d’y habiter. Ces maisons portaient le doux nom de vide-bouteille ou maison aux champs.

Le bâtiment correspond à ce nouvel art de vivre et à un nouvel art de bâtir. Beaucoup d’ouvrages ont été édités à cette période pour guider les constructeurs et les propriétaires à faire les meilleurs choix. Tout avait changé, les mœurs, bien sûr et surtout l’habitabilité des lieux de vie.

Les ouvrages insistent sur la nécessité de faire appel à ce que l’on nommerait aujourd’hui un maître d’œuvre. Sa fonction consiste à construire le bâtiment comme un programme avec un parti général et le recrutement de collaborateurs et d’ouvriers qui doivent être particulièrement qualifiés pour répondre aux exigences du programme.

La rocaille, un décor de coquillages de feuilles d’acanthe

Zairon, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons
 
 

De façon très répandue, on remarque la lumière dans les nouveaux décors à la mode, la présence des jaunes, des blancs et des motifs de résilles qui soutiennent des sujets exotiques. Le style rocaille est une forme parfois très exubérante qui puise sa source dans une sorte d’assemblages de roches et de coquillages qui formaient de fausses grottes et ornaient les bassins et les fontaines dans les jardins de Versailles. La décoration intérieure développée sur le thème de la rocaille utilise à loisir le coquillage avec des contours totalement revisités.

Le programme des décors comporte des formes plus légères et des couleurs plus claires qu’au siècle précédent, les lignes sont des courbes moins heurtées.

L’ornement porte en lui la sociologie du lieu, de son propriétaire et des idéaux qui ont présidé à l’édification du bâtiment. Au XVIIIè siècle, les voyageurs, les explorateurs, les intellectuels, les femmes et les hommes de science ont un but commun : renseigner tout ce qui peut l’être. Cela va du dessin à l’article d’encyclopédie. Les décors englobent ce nouvel état d’esprit et ce nouveau rapport au monde. Les voyageurs au long cours ramènent dans leur bagage l’exotisme des « terres inconnues », des civilisations considérées comme singulières serviront pour illustrer des comportements des classes privilégiées. Les singeries en sont un parfait exemple. Les sujets sont souvent déployées grâces à des grotesques qui restent une valeur sûre et dont la légèreté correspond parfaitement à la nouvelle mode.

 

Coquillages et crustacés pour une rocaille du meilleur goût

La coquille et les coquillages en général sont extrêmement recherchés. On range et on classe des coquillages dans des tiroirs et on place des ornements de coquilles un peu partout dans les décors portés.

Concernant l’ornement, la coquille emporte donc la mise. Arrivée avec la Renaissance, on lui trouve une forme en harmonie, une beauté indiscutable. Adaptable, elle se répand pour apporter cette touche de modernité qui place le bâtiment dans un ensemble cohérent où l’ornement sert l’architecture et inversement.

Les lignes sont flexibles, elles ondulent mais leur lisibilité est impérative. Le décor de coquillage est souvent une inspiration très libre de la forme de l’animal marin. On lui prête souvent les attributs de la pieuvre qui s’enroule, se déroule et s’enroule encore autour des miroirs, des pieds de meubles, des encadrements de chinoiseries comme au château de Chantilly. Le décor peint de la Grande Singerie est très emblématique de ce que peut être un décor de rocaille. Les couleurs sont très claires, la résille est dorée. Les scènes représentent des singes qui imitent les humains dans leurs activités. Les panneaux peints sont encadrés par les rocailles ou le coquillage n’est pas toujours fidèle mais plutôt conforme aux enroulements et aux ondulations qui dynamisent tout le décor. C’est précieux et léger à la fois, le côté sérieux et emphatique est totalement évacué.

L’art de vivre dans ces nouveaux décors

La grande distribution

Jusqu’au XVIIè siècle, les organes de distributions sont les escaliers. Pour les escaliers en vis, la distribution est le plus souvent directe, pour les escaliers droits, il existe des paliers plus ou moins développés pour passer de la cage à la pièce de vie. Et les pièces sont dites en enfilade, parfois trois, quatre, cinq pièces se suivent et il faut passer par chacune pour atteindre la chambre qui nous intéresse. Au cours du Grand Siècle, les couloirs commencent à faire leur apparition. C’est-à-dire que dès le rez-de-chaussée, on entre dans un vestibule qui contient l’escalier. Puis il ouvre par une ou plusieurs portes sur les différentes pièces du rez-de-chaussée. La mise en place de vestibules, de couloirs, d’alcôves permet à un espace de se scinder en plusieurs zones, celles qui restent publiques ou communes et celles qui se dérobent à la vue de ceux qui n’ont pas à s’y trouver.

Au XVIIIè siècle, va se généraliser la distribution des pièces par un couloir. On reconnaît des fonctions différentes par pièce, une pour manger, une pour dormir, une pour recevoir, une pour travailler. Il s’opère un basculement des espaces publics/privés en faveur du privé qui fait la part belle à la famille et à l’intimité. Comme de nos jours, les espaces publics sont accessibles directement depuis l’entrée et les espaces les plus privés sont retranchés loin de la vue des visiteurs. La notion de confort s’entend par des pièces de vie plus petites et plus faciles à chauffer ainsi que la prise en compte d’un nouveau principe, l’intimité. D’une manière générale, les espaces se rétrécissent. Pour les bâtiments édifiés aux périodes précédentes, on cloisonne et plafonne à tout va. C’est à la mode, ça démultiplie les pièces de vie, ça les rend plus cosys et faciles à chauffer.

On ne reçoit plus dans sa chambre, on n’y mange plus non plus. On invente la salle à manger, on fixe la table qui n’est plus seulement faite de planches sur des tréteaux, les plateaux s’arrondissent pour plus de convivialité. On crée des lieux pour manger, dormir, discuter, se voir, se laver, passer d’un espace à un autre, travailler, jouer aux cartes, lire.

Louis XV ne pratique plus les repas comme le faisait Louis XIV. Il préfère passer ses soirées dans les pavillons avec ses amis. Ils sont peu, s’amusent beaucoup, boivent beaucoup aussi. Louis XV qui aime cuisiner prépare régulièrement les repas servis dans ces folies.

Et pour la noblesse, passer à table, revêt de moins en moins un statut solennel ; les mœurs tendent plutôt à voir ce moment comme celui pendant lequel se rassemble la famille pour se nourrir d’abord, et ensuite, vivre un moment d’intimité avec parfois des amis ou des membres de la famille.

Intimité

Pendant le Grand siècle, le roi était un personnage public de tout moment, ou presque. S’appartenir à soi n’avait aucun sens. Dès lors qu’on était venu sur terre, on appartenait à Dieu en premier lieu, puis à tous ensuite. Par la charge, le travail à accomplir, le dessein qui était le nôtre, on ne pouvait pas s’échapper de son monde et encore moins de la présence physique de tous ceux qui le composaient. L’intimité n’y avait ni de sens ni de valeur.

L’arrivée du boudoir et du cabinet sont très révélateurs de cette révolution. Ce ne sont ni une chambre à coucher, ni seulement un salon. En fait il s’agit d’un espace de détente, de retrait, où seuls les plus intimes peuvent pénétrer ; et cette nuance prend un certain sens dans une société ou le libertinage est, pour certains, élevé en art de vivre. D’ailleurs le boudoir, symbole de l’intimité, porte jusque dans son nom cette notion d’intimité puisqu’au sens figuré bouder signifie que l’on se met à l’écart.

Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou

La peinture de genre s’empare de scènes de la vie quotidienne justement illustrer la vie intimes des bourgeois et de la noblesse. Bien qu’idéalisée, elle montre avant tout ce que sont les inspirations du moment à propos de l’intimité. Dans sa peinture Le Verrou, Fragonard, au-delà d’une probable scène de libertinage, explique que l’acte sexuel est un des moments les plus intimes parmi les intimes au point qu’il ne faut laisser entrer personne, on en interdit l’entrée.

L’intimité comporte deux mouvements, celui de rejeter à l’extérieur certains et d’accepter à l’intérieur d’autres. Par exemple, les odeurs de l’autre ne sont plus tolérées comme avant. On tente aussi de nettoyer mieux son environnement pour moins subir les conséquences de la proximité voire de la promiscuité. Les médecins recommandent enfin d’utiliser de l’eau pour chasser les miasmes.

Au cours de ce siècle, les individus des classes privilégiées changent de paradigme dans leurs rapports avec leurs congénères. On met en place une graduation dans ce qui peut être montré et ce qui reste dans le domaine privé. Mais pour cela, il faut avoir de l’espace et tous n’en ont pas. Dans ne nouveau rapport à l’autre il y a autant de nuances que la disposition matériel le permet. Et quand bien même, on aurait le volume pour s’étaler dans son logis, l’architecture rurale nous montre qu’il n’en ait rien.

 

 

Pour aller plus loin

  • Comment vivait-on au XVIIIè siècle ?   lire ici
  • L’art de vivre au XVIIIè siècle :  lire ici
  • À la recherche des prémices d’une culture de l’intime : lire ici
  • L’amour au Siècle des Lumières : lire ici
  • La vie matérielle de la noblesse entre le « Grand Siècle » et le siècle des Lumières : Une lecture des différenciations sociales au sein du second ordre : lire ici
Nicolas Lavreince, Jeune femme et sa toilette
 
 

 

 

 
 
 
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Les inventions au Siècle des Lumières

inventions siècle des Lumières
 
 

La Mort de Louis XIV, en 1715, marque un coup d’arrêt à des décennies d’un pouvoir basé sur l’absolutisme. Le Roi Soleil entendait régner seul ou presque. La fin du règne est marquée par des guerres de religion, des batailles perdues décimant l’armée, des famines et un système de prise de décision tellement centralisé que nul n’en comprenait le sens, et que les plus pauvres, en tête, enduraient sans grand espoir.

Au XVIIIè siècle, le changement était en germe. Des philosophes, des génies de la techniques, des scientifiques, des auteurs de théâtre, des courants politiques nouveaux commencent à se faire entendre. Tous n’auront pas accès à ces idées nouvelles, l’éducation n’étant réservée qu’à une élite, mais un grand pas va être franchi pour que justement, cette éducation, cette connaissance qui doivent se répandre permettent enfin au sens critique de chaque femme et de chaque homme de s’exprimer. Que les croyances et les superstitions cèdent la place à une forme de rationalité et à un accroissement de la connaissance du monde qui nous entoure. Ce siècle sera celui de la philosophie, de la science et de l’invention.

La fin de la Providence

 
 

Le XVIIIè siècle marque un tournant dans l’idée que Dieu intervient en tout. Que ce qui se passe ou ne se passe pas est le fait de Dieu.

A présent, les échecs, les défauts, les manquements ne doivent plus être considérés comme une volonté divine. Celle d’un dieu qu’on ne voit pas et qui ne s’explique jamais. Désormais, il est acquis que nos actions, nos  pensées, notre réflexion peuvent être la cause de ce qu’il advient. Pour le reste, on s’en tient à l’idée que le hasard doit en prendre sa part.

Newton (1643-1727) inscrit sa démarche dans l’idée qu’un concept mécanique est régi par les mathématiques auxquelles il ajoute le principe de gravité universelle. Anna Barbara Reinhart (1730-1793), dont les écrits ont été perdus, est une mathématicienne qui consacre un ouvrage entier aux commentaires de l’œuvre la plus connue de Newton Philosophiae Naturalis Principia Mathematica. Ce mode de pensée, par le raisonnement, qu’il soit mathématique ou philosophique met  « à la mode » ce que l’on nomme « l’esprit des Lumières ». Les encyclopédies vont s’organiser avec une table des matières, un classement par ordre alphabétique, des illustrationset des articles écrits par les experts ès-qualité.

L’invention comme jeu de l’esprit

 

Au XVIIIè siècle, l’Invention revêt un caractère politique ; L’invention fait partie intégrante du grand cortège des idées nouvelles, de la façon dont on organise une société et quels en sont les bénéficiaires. Sur ce point, il faut reconnaitre que pour nouvelle quelle soit, la société pensée par les Lumières n’a pas touché toutes les couches de la population. La Révolution tentera d’y remédier avec des ajustements, encore et encore. 

Un britannique, Thomas Newcomen, en 1712, reprend l’idée de la machine à faire le vide de Denis Papin (1647-1713) pour produire un énergie transformée en mouvement mécanique. Plus tard, un autre personnage viendra à son tour améliorer cette machine pour lui rajouter un bras qui lui-même transforme le mouvement rectiligne en mouvement rotatif. Ce principe sera employé dans les trains à vapeur pour faire tourner les roues ferroviaires

La chaise volante de la favorite, une invention de confort

femme en lévitation avec chaises volantes

Au château de Versailles, Blaise-Henri Arnoult travaille sur les machines de l’opéra. Louis XV lui commande d’installer une chaise volante dans les appartements de la favorite Marie-Anne de Mailly-Nesle. Son logement est au troisième étage et il lui plairait de moins s’épuiser à y grimper. le principe est simple. La duchesse s’assoie sur une chaise attachée à un poulie par un jeu de cordes. La chaise et la duchesse ont un poids de contre balancement à l’autre extrémité de la corde. Une fois installée sur la chaise, elle actionne elle-même le système en autonomie en faisant glisser le corde.

Emilie du Chatelet, la force vive

Emilie_Chatelet_portrait_by_Latour

Son nom est Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet. Enfant, elle étonne par la vivacité de son esprit et de son intelligence. Plus tard, elle aime à converser, elle aime aussi la philosophie et en particulier un philosophe. Sa liaison avec Voltaire durera quinze années. Son travail scientifique, au-delà de la traduction des ouvrages de Newton, ne fera pas d’elle une simple femme de science ou une « passeuse » mais une vraie scientifique. sur les travaux de Newton, notamment, elle relève que le travail est parfois incomplet en démontrant une autre équation pour décrire le principe de l’énergie cinétique : l’énergie est égale au produit de la masse par la vitesse au carré. Newton ne proposait pas la mise au carré du produit.

 

Laura Bassi invente l’inversion de la théorie du genre

Carlo Vandi, Public domain, via Wikimedia Commons

Tout comme Emilie du Chatelet, Laura Bassi est fortement influencée par les théories de Newton qu’elle enseigne en Italie. De la même façon, on remarque chez elle, alors encore une enfant, des qualités intellectuelles qui la portent vers les disciplines scientifiques en pleine expansion au XVIIIè siècle. Son père la fait entrer à l’université de Bologne, très réputée et ancienne de sept siècles. A vingt ans, elle est diplômée et rapidement elle  y exerce en tant que docteure en philosophie puis poursuit par une chaire de physique et de mathématiques.

Le destin qui donne à Laura Bassi la capacité d’inverser les genres opèrent au moins deux fois. L’une quand on comprend que son mari, également professeur dans cette même université et spécialiste des études menées sur l’électricité, deviendra son assistant. L’autre quand on comprend que parmi ses étudiants se trouve Allessandro Volta.

Emilie du Chatelet, un temps, étudiante à l’université de Bologne, était un de ses plus ferventes admiratrices.

Des inventions en pagaille

  • Le thermomètre au mercure
  • Le principe du paratonnerre
  • Le bateau à vapeur
  • La boîte de conserve selon le procédé d’Apper
  • La montgolfière
  • La vaccination
  • La tour de Chappe
  • Agnes Arber : première femme botaniste élue membre de la Royal Society
  • Jane Colden, au XVIIIè siècle, femme naturaliste à New -York, arrête cette activité sitôt mariée.
  • Emilia Anikina, botaniste ukrainienne du XXè siècle, découvreuse de blés
  • Marie-Anne Libert, botaniste belge du XIXè siècle, elle identifie le mildiou
  • Marion Delf-Smith, Membre de la Linnean Society of London

Pour aller plus loin

 
 

 

 
 
 
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La botanique des femmes en Occident

botanique femmes
 
 

Les femmes sont traditionnellement très présentes dans les domaines de la botanique. Le lien entre la plante et ses vertus sont transmises de femme en femme, de mère en fille, de religieuse en religieuse. Elles ont observé et transcrit en note parfois, tout ce que la nature pouvait donner de sa bonté pour améliorer le sort de l’être humain dans la plus grande de ses fragilités, la maladie.

Le savoir ancestral des plantes

Photo en gros plan d'un pissenlit monté en graîne
 
 

Les débuts de l’étude des plantes en Occident, pour lesquelles on ne parle pas encore de botanique, aux premiers moments sont inévitablement liés à la fonction utilitaire de la plante, que ce soit pour se nourrir ou pour se soigner. On peut imaginer que les vertus des plantes ont très vite revêtu un caractère précis. Déterminer le principe actif de la plante implique de connaitre dans quelle partie de la plante il se trouve, comment on l’en extrait et avec quel principe on l’administre, quelle en est la posologie. Certaines parties de plante sont très toxiques à faible dose alors que d’autres sont totalement sans effet. Quand à la notion de poison, elle s’inscrit dans celle du dosage, ce que nos ancêtres ont probablement repéré très vite.

L’ouvrage de botanique

Phot en gros plan d'une fleur orange

 

L’ouvrage de botanique à visée médicinale qui a fait référence pendant 1500 ans est le Traité de matière médicale écrit par Dioscoride né au premier siècle après J.-C. Il recense, décrit et donne les vertus de 800 substances dont la majorité sont des pantes. Passionné de médecine, Dioscoride, présente dans son œuvre, le résultat d’une collecte de plusieurs décennies de voyage dans la partie orientale du bassin méditerranéen dont on peut penser que le collectage s’est fait auprès des femmes comme auprès des hommes.

Aux origines de la pharmacopée

Aux temps plus anciens, on pense que la cueillette, la préparation des plantes et l’administration du remède à des membres de la communauté étaient assurées en majorité par des femmes. Sans qu’il soit à ce jour possible de l’attester. Il s’agit d’une tradition orale transmise dans un champs vernaculaire par des personnes qui n’étaient pas lettrées. La piste de l’expression « remède de bonne femme » pourrait laisser à penser qu’elles étaient les gardiennent de ce temple. Pendant le Moyen-Âge, la chasse aux sorcières a souvent condamné des femmes sur la base de leur pouvoir de guérisseuse. On associait les décoctions et les infusions de plantes ou de racines à de la magie. Cette inquisition menée contre la femme et son pouvoir guérisseur vient également conforter le principe que les remèdes par les plantes sont traditionnellement détenus par les femmes. Dans les monastères, ces plantes se nomment des simples, c’est un jardin essentiel.

La naissance du naturalisme

Photo d'une touffe d'orties sauvages

Cependant, les premiers siècles du Moyen-Âge avaient perdu une grande partie de cette tradition. C’est au cours du Bas Moyen-Âge que certains tentent de refaire tout le chemin perdu. Hildegard von Bingen décrira et notera les vertus de plus de 300 plantes. La perte de la transmission de génération en génération et la chasse aux sorcières, éloignent les femmes de ce savoir-faire et de cette connaissance ancestrale. A partir de la Renaissance, la démarche de l’ouvrage consacré aux plantes s’inscrit dans un schéma beaucoup plus large qui est celui de la description de la nature. C’est la naissance du naturalisme. Cette discipline toute balbutiante n’a pas toujours la rigueur d’une encyclopédie mais la visée est clairement celle d’un manuel pour la transmission du savoir. On peut parler de début d’un cheminement scientifique même si la classification ne viendra que plus tard.

Le système linéen ne classe pas que les plantes

Page d'un ouvrage de botanique
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Désormais, la botanique est une affaire d’hommes tout en se séparant de son aspect purement médical. Tous les livres qui paraissent désormais sont écrits par des hommes dont l’un des plus célèbres est Carl von Linné. Son Systema Naturæ, dont la première édition paraît en 1735, est un ouvrage de classification et de description du monde animal, végétal et minéral.

Ce XVIIIè siècle, plein de promesses pour cette discipline, va sonner le glas de la l’implication des femmes dans le travail de constitution du savoir dans le naturalisme. En 1766, Philibert Commerson, naturaliste français, fait embarquer sa femme sur le bateau qui l’emmène pour une exploration autour du monde. Pendant deux années, elle parvient à se dissimuler sous les habits d’un homme, condition sinequanon pour embarquer. Son mari malade, Jeanne Barret effectue les collectes et le travail de classement des plantes. Plus de 5000 spécimens viendront ainsi enrichir les flores et les ouvrages de botanique. C’est donc de façon tout à fait masquée qu’elle parvient à effectuer ce travail. La « reconnaissance » toute relative viendra à son retour en Europe, veuve et remariée, Louis XVI lui accorde une rente pour la collaboration et l’aide apportée à son mari défunt dont l’histoire retiendra son nom et non celui de sa femme.

 

 

Femme ! Va plutôt sarcler tes rosiers

 

Jardin de simplesCes siècles de modernité vont sans cesse jeter un discrédit sur les savoirs de la tradition orale en suivant deux chemins. L’un pour dire qu’un savoir détenu par la seule tradition orale, et qui n’est pas couché dans un livre, est par définition non savante. L’autre pour établir un lien entre l’incapacité cérébrale de la femme et son inaptitude pour ce domaine de connaissance.

La définition même des activités liées à la botanique renvoie à l’état de jardinier toute personne qui cultive une plante pour en connaître les remèdes. Tout guérisseur, dépositaire depuis des siècles de la pharmacopée traditionnelle, est renvoyé à sa houe et à son bâton à fouiller.

La botanique des dames

Peinture du 18è siècle représentant une femme aristocrate tenant une fleur

La femme est confortée dans ses talents de « jardinière » par une « botanique d’agrément ». Ainsi on valorise, pour les femmes, la culture des fleurs, des simples. On recherche, dans ces jardins, la variétés des collections, l’exotisme, la légèreté de s’y promener. Pour se faire, on publie des ouvrages de vulgarisation entièrement destinés aux « dames », un livre de « botanique pour les nuls » pour amuser les femmes à trouver le nom des fleurs qui composent leur jardin, déterminer leur sexe, retenir les nom des différentes parties de la plante. Des ouvrages dont la société masculine, Rousseau par exemple, pense que leurs femmes vont s’emparer pour s’amuser follement au jardin les beaux jours venus.

Et pour celles qui tentent une incursion dans le domaine savant, telle Jeanne Barret, elles n’ont pas le droit de siéger dans une Académie, et ne sont jamais prises très au sérieux.

C’est à force de patience et de persévérance que le retard sera de nouveau comblé tout au long du XXè siècle. C’est ainsi que les femmes auront de nouveau accès en pleine légitimité à une botanique savante et professionnalisante. L’accès aux études supérieures par le droit d’entrée dans les universités à la fin du XIXè siècle est déjà un bon début. Malgré tout, ce parcours de la reconnaissance sera semé d’embûches, tel que nous avons pu l’évoquer dans notre article sur l’accession des femmes aux études scientifiques. ( A lire ici

Des femmes, des dates

  • Clémence Lortet, chercheuse du XVIIIè siècle, formée au naturaliste scientifique sans pouvoir être publiée
  • Agnes Arber : première femme botaniste élue membre de la Royal Society
  • Jane Colden, au XVIIIè siècle, femme naturaliste à New -York, arrête cette activité sitôt mariée.
  • Emilia Anikina, botaniste ukrainienne du XXè siècle, découvreuse de blés
  • Marie-Anne Libert, botaniste belge du XIXè siècle, elle identifie le mildiou
  • Marion Delf-Smith, Membre de la Linnean Society of London
Gravure de Marie-Anne Libert
Marie-Anne Libert
Unknown authorUnknown author, Public domain, via Wikimedia Commons

Pour aller plus loin

 

  • Réponses des femmes face à la construction du monopole masculin d’expertise sur le végétal au XVIIIe siècle  : lire ici
  • Les femmes dans la Botanique : Agnès Arber, une grande botaniste au début du 20e siècle : lire ici
  • Les botaniques des dames, badinage précieux ou initiation scientifique ? lire ici
  • Honneur aux femmes botanistes ! : lire ici
 
 

 

 
 
 
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Femmes et études scientifiques

Femmes études scientifiques
 
 

Les femmes sont tout aussi douées que les hommes pour les études en général et donc pour les études scientifiques aussi. Leur réussite à l’école est souvent plus importante, leur attitude plus studieuse et concentrée. Elles accèdent aux études universitaires, y ont de bons résultats et sont en nombre un peu plus important que les hommes. Mais des disparités dans les études supérieures sont pourtant très visibles. C’est particulièrement vrai dans le choix des filières, les opportunités de faire de la recherche, l’accès aux postes à responsabilité, le choix des grandes écoles. On y voit tellement de trous, de creux, de manques. On croirait voir un plafond de verre.

 

Phot d'une bibliothèque universitaire avec des étudiants qui travaillent
Image par Adrian Malec de Pixabay
Les débuts difficiles

Depuis le milieu du XIX siècle, les femmes françaises commencent à s’inscrire à l’université. Au début, principalement dans les disciplines littéraires. Leur accès n’est pas interdit pas la loi. On n’y avait juste pas pensé parce qu’on n’avait pas non plus pensé que les femmes auraient l’idée de s’y présenter !

A la fin du XXè siècle, sur l’ensemble du territoire français, le nombre de ces femmes n’excède pas 3% de l’effectif total. Ce taux va tripler dans la décennie suivante. Pour partie, ces femmes sont d’origine étrangère. Interdites d’inscription dans les universités de leur pays, elles viennent faire leurs études en France dont la renommée, en faculté de médecine est très bonne.
Et si les étudiantes de cette période des débuts restent longtemps en nombre plus faible que celui des étudiants, les études portées sur les profils des étudiants, tout sexe confondu, ne font presque jamais mention des spécificités des études menées par les femmes.

 

Phot d'une femme qui consulte un livre
Une prophétie auto-réalisatrice

L’idée que les femmes ont plus de facilités dans les matières dites littéraires et que les hommes sont meilleurs dans les matières plus scientifiques est très répandue. Elle continue encore aujourd’hui de faire son chemin en s’instillant dans les esprits dès le plus jeune âge.
Cette idée plonge ses racines dans le retard que les femmes ont pris par les difficultés pour s’inscrire à l’université mais également, par une sorte de refus devant l’obstacle, les filles étant moins enclines à se tourner vers des études techniques et scientifiques. Il s’agit en fait d’un refus motivé par un manque de confiance en soi, un environnement familial et sociologique qui n’encourage pas les carrières scientifiques et/ou qui conforte la fille qu’il est plus sage de rester dans les domaines où elle est « tellement à l’aise ». Il ne lui est jamais présenté les choses comme un chalenge à relever mais comme un choix de sagesse qui va satisfaire tout le monde. Tout cela, alors que les capacités cognitives des filles ou des femmes sont équivalentes à celles du reste de la population quand bien même elles auraient des façons différentes d’aborder les choses.

 

Photo d'une femme vue de dos devant sa table de travail
Des Chiffres

En 2011, les universités françaises comptent 58 % d’étudiantes pour 42 étudiants. A partir de l’année d’inscription en doctorat, il s’opère une inversion de 52 doctorants pour 48 doctorantes. Parmi les trois grades successifs de maître de conférence à professeur des universités, le taux d’hommes passe de 58% à 77%, pour les femmes ce taux passe de 42% à 22%.
Compte-tenu des évolutions de ces chiffres, il est estimé que la parité parmi les maîtres de conférences sera atteinte en 2027.

En 2012 en France, seules 12 universités ont une femme présidente alors que 72 ont un homme président. La progression des chiffres montre que la parité de la présidence des universités françaises sera atteinte en 2068.

En écoles d’ingénieurs, on compte moins d’un tiers des effectifs de femmes. Les écoles préparatoires voient une courbe totalement inverse entre filière littéraire et filière scientifique. Environ 30% d’hommes dans la première, plus de 70% pour la seconde.

Photo d'Elizabeth Garret
Elizabeth Garrett
Unknown photographer; National Portrait Gallery has no record, and image searches have failed to find further information, Public domain, via Wikimedia Commons
Des femmes, des dates
  • Emma Chenu : première bachelière es-science en France, 1863
  • Elizabeth Garrett : première femme diplômée de médecine en Grande-Bretagne, 1870
  • Liouba Bortniker : première femme agrégée en mathématiques, 1885
  • Henriette Mazot : première interne en pharmacie, 1897
  • Anne Chopinet : première femme avec sept autres à s’inscrire à Polytechnique, 1972
  • Jeanne Miquel, première française vétérinaire, 1937
  • Claudie Haigneré, première française dans l’espace, 1996
 
Phot d'un rayonnage de bibliothèque
Image par Engin Akyurt de Pixabay
Pour aller plus loin

 

 
 
 
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Les femmes en science

Femmes sciences
 
 

 

Longtemps on a prêté aux femmes des qualités cérébrales plus propres aux choses de la vie, à l’organisation, aux questions sociales, notamment celle qui touchent aux enfants. Longtemps on a cru que les domaines d’ordre plus scientifiques où la mobilisation des « méninges » était si extrême que le cerveau d’une femme n’avait pas les qualités nécessaires. Ou bien alors que ces aptitudes ne pouvaient être généralisées, ou bien encore que cela relevait de la sorcellerie. Le doute a souvent présidé, trop souvent.
Alors, présente ou pas ? Apte ou non ?

On peut raisonnablement dire que la présence des femmes dans les domaines scientifiques est attestée en tout temps et en tout lieu. Même si parfois les sources sont indirectes. Des auteurs en font mention un ou deux siècles plus tard et parfois la tradition orale transmet le témoin de génération en génération. Parfois encore, des recherches font basculer le personnage dans une version plus mythique que réelle comme pour Méryt-Path en Egypte, vers 2700 ans av. J.-C. Elle a longtemps été considérée comme la plus ancienne femme médecin connue.

 

 

Hildegard von Bingen

Sur les questions de santé, l’Europe Médiévale a gardé la trace de nombreuses femmes. Hildegard von Bingen est très connue des mélomanes, notamment par ceux qui écoutent de la musique ancienne et/ou sacrée. Mais elle est également répertoriée parmi les femmes qui ont travaillé sur la question médicale au travers d’ouvrages de description de plantes et des remèdes associés. L’Italie ou l’Allemagne, à la fin du Moyen-Âge, constituaient des listes de femmes chirurgiennes dont il est avéré qu’elles ne s’employaient pas à être des accoucheuses. L’une d’elles, Trotula, avait à cœur d’apporter toute sorte de remèdes et de procédés cosmétiques concernant la sexualité et la fertilité des femmes de Lombardie, particulièrement parce que leur vie familiale et sociale en dépendait.

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Astronomie, physique, mathématiques

Dans les périodes anciennes, comme l’Antiquité, il est courant de voir associées plusieurs spécialités les unes aux autres. C’est le cas des mathématiques, de l’astrologie et de la philosophie. Comme si l’observation du ciel, étudié depuis des temps immémoriaux, et traduite en équations, était le paradigme des questions existentielles. Paradigme encore développé à l’époque Moderne par le philosophe et mathématicien allemand Leibniz qui voulait traduire toutes les questions du Monde en équation.

Hypatie d’Alexandrie au IV siècle ap. J.-C. avait cette triple compétence. Sa vie est extrêmement documentée et elle est reconnue comme une très grande commentatrice des textes étudiés à cette période. On lui attribue également des travaux de recherche astronomique.

Question de botanique

Pour développer leur carrière, les femmes botanistes ont dû attendre d’être autorisées à s’inscrire à l’université et accéder à la reconnaissance et à l’édition de leurs travaux. Carrie Derrick fut la première femme à enseigner la botanique dans une université au Canada en 1912.

La médecine et/ou l’appartenance à une vie de contemplation, dans un couvent par exemple, sont des ressorts qui ont mené des femmes vers la description, le classement et la mise en évidence des vertus des plantes. Au Moyen-Âge, l’attrait pour les questions médicales était essentiel. Les femmes en charge de la santé du foyer avaient une connaissance basée sur l’observation et se transmettaient de génération en génération les propriétés et les usages des plantes. Les ouvrages édités à l’époque ne suivent pas une construction scientifique « moderne » , mais Hildegard von Bingen, auteure d’un ouvrage de descriptions des plantes et de leurs vertus, a tout de même eu la volonté d’y mettre une certaine rigueur. Cela la classe parmi les femmes médecin de renommée. Aux périodes plus modernes, les aspects stricts de la description et de la représentation botaniques vont se développer indépendamment des vertus des plantes. Le botaniste n’est plus forcément associé au domaine de la santé.

Les femmes du XVIIIè siècle, et ce malgré un attrait réel pour cette discipline, ne vont avoir qu’un accès très restreint aux ouvrages de botanique et seulement au travers de la vulgarisation qui leur est spécialement « adaptée ». Les publications scientifiques restent essentiellement masculines et préservées de toute publicité envers les femmes.

Si Jeanne Barret, qui vivait en France dans la seconde moitié du XVIII siècle, fait exception à la règle, c’est grâce à son mari, naturaliste et explorateur, qui la prend comme assistant. Travesti en homme, c’est le moyen qu’il a trouvé pour la faire admettre sur le bateau où il embarque pour un tour du monde. Durant ce voyage, elle collectera quelques 5000 espèces différentes. On reconnaît à Jeanne Barret la découverte sur le territoire français de plus de 300 variétés de plantes.

Shirley Ann Jackson w:en:Creative Commons
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XXè siècle prometteur ? Le siècle de la « première femme à avoir »
  • 1902, Hertha Ayrton, première femme à être proposée à la Royal Society, proposition rejetée
  • 1903, Marie Curie, première femme prix Nobel
  • 1923, Margarethe von Wrangell, première femme professeure titulaire dans une université allemande
  • 1946, Elisabeth Boselli, première femme pilote de chasse en France
  • 1963, Valentina Terechkova, première femme dans l’espace
  • 1964, Nicole Laroche, première femme à intégrer les Arts et Métiers
  • 1973, Shirley Ann Jackson, première femme afro-américaine docteure du MIT en physique nucléaire
  • 1979, Yvonne Choquet-Bruhat, première femme élue à l’Académie des sciences
  • 1980, Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie Française
  • 2014, Maryam Mirzakhani, première femme récipiendaire de la médaille Fields
Matilda Joslyn Gage | 19th century photograph, Public domain, via Wikimedia Commons
L’effet Matilda

Cet effet se résume de manière simple, il définit la spoliation par des hommes, des découvertes scientifiques réalisées par des femmes. Ainsi nommé Matilda, en référence à Matilda Joslyn Gage, militante féministe dans l’Amérique du XIXè siècle qui avait noté l’habitude des hommes à s’attribuer les succès des autres.

Le phénomène, bien qu’identifié dans les années 60, connait une réalité sociologique depuis plusieurs siècles. Margaret W. Rossiter, théoricienne du phénomène, a repéré qu’au Moyen-Âge déjà, on pouvait jeter le discrédit sur les qualités scientifiques d’une femme, quitte à s’attribuer les lauriers de la découverte en cas de vérité révélée. Une femme médecin, Trotula, qui exerçait et enseignait la médecine à Salerne au XIè siècle, avait rédigé plusieurs ouvrages. Longtemps considérés comme des écrits de référence dans les siècles suivants, ils étaient systématiquement attribués à des hommes considérant qu’une femme ne pouvait être à l’origine d’une production scientifique de cette ampleur.

Image par Robin Higgins de Pixabay
Et aujourd’hui ?

Notre bon XXè siècle et son cortège de découvertes scientifiques dans des domaines aussi pointus que le nucléaire, la génétique, la géophysique, la médecine ou la physique des particules, a emboité le pas des siècles précédents, toute gloire étant bonne à prendre. Sur la page Wikipedia dédiée à l’effet Matilda, il est dénombré huit prix Nobel injustement attribués à des hommes et niant totalement l’existence préalable des travaux réalisés par des femmes à l’origine des recherches ainsi couronnées. La sagacité et la pérennité de leurs carrières ont mis au jour leurs implications, mais combien sont restées dans l’ombre d’une prestigieuse reconnaissance, combien voient la qualité de leurs travaux et leurs reconnaissances minimisées dans des laboratoires dont il ne sort aucun prix Nobel ni aucune récompense ?

 
Image par Engin Akyurt de Pixabay
Pour aller plus loin
  • Femmes et sciences : Fondée en 2000, Femmes & Sciences est une association loi de 1901 qui regroupe actuellement plus de 350 membres.
  • Place des femmes en sciences : Les contributions des femmes à la science sont recensées depuis les débuts de l’histoire.
  • Effet Matilda : L’effet Matilda désigne le déni ou la minimisation récurrente et systémique de la contribution des femmes scientifiques à la recherche, dont le travail est souvent attribué à leurs collègues masculins.
  • Margaret W. Rossiter : Margaret W. RossiterMargaret W. Rossiter (née en juillet 1944) est une historienne des sciences et professeure américaine.
  • École de médecine de Salerne : Historiquement, l’école de médecine de Salerne (ou Schola Medica Salernitana) sur la zone côtière du Mezzogiorno, est non seulement la première école de médecine fondée en Europe au Moyen Âge (vers le IXe siècle), mais encore l’une des plus importantes (apogée au XIe siècle et xXIIe siècle).
  • France Culture : Sciences : les femmes toujours très sous-représentées en France.
  • CNRS, Le Journal : Femmes de science : Dans ce dossier, (re)découvrez les parcours et les travaux de chercheuses, ingénieures et techniciennes d’exception, dans des domaines aussi variés que les mathématiques, l’histoire, la biologie ou la physique.
  • Méryt-Ptah : Méryt-Ptah (« Aimée du Dieu Ptah ») était considérée comme un médecin de l’Égypte antique de l’âge du bronze.
  • Trotula de Salerne : Trotula de Salerne (? – 1097), ou Trotula de Ruggiero1 (ou encore Trota, Trottula, Trocta ou Troctula), est une médecienne et chirurgienne du Moyen-Âge.
  • Hildegarde de Bingen : Hildegarde de Bingen (en allemand : Hildegard von Bingen), née en 1098 à Bermersheim vor der Höhe près d’Alzey (Hesse rhénane) et morte le 17 septembre 1179 à Rupertsberg (près de Bingen), est une religieuse bénédictine mystique, compositrice et femme de lettres franconienne, sainte de l’Église catholique du xXIIe siècle.
  • Hypatie : Hypatie (Ὑπατία, née entre 355 et 370 selon les sources et assassinée par des chrétiens en 415) est une philosophe néoplatonicienne, astronome et mathématicienne grecque d’Alexandrie.

 

 

 
 
 
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Une histoire pour Noël – 2

mer Bretagne
 
 

 

L’aventure du pilote | Episode 2

par Anatole Le Braz ((1859-1926)

L’épisode 1 est à lire ici

II

mage par Patricia Alexandre de Pixabay

Cloarec se pencha vers le foyer, y cueillit une braise dans le creux de sa main et l’appliqua sur le fourneau de sa minuscule pipe en terre. Pour aspirer les premières bouffées, ses joues s’évidèrent jusqu’à faire toucher intérieurement leurs parois. Un grillon se mit à crisser dans le silence.

– Alors, ce coup de filet ?…
– Oh ! reprit le conteur, il fut tout simplement superbe. Mais c’est après… Ah ! nom d’une misère !… Enfin voici.

Nous avions fini de tout ranger à bord, les voiles étaient en haut et je venais de m’asseoir au gouvernail pour virer, lorsque, en jetant les yeux sur la misaine, je la vis faseyer doucement, comme s’il calmissait. Ça, vous concevez, c’était un ennui. Si le vent nous faussait compagnie juste au moment où le flot allait lui-même nous manquer, nous étions, comme on dit, dans de vilains draps. Il n’y avait pas de raison, en effet, pour qu’une fois pris par le courant des îles, sans une risée pour appuyer notre marche, nous ne tournions indéfiniment dans ces parages jusques ad vitam sempiternam, c’est-à-dire jusqu’à mi-marée ; encore, pour en sortir à cette minute-là, faudrait-il souquer ferme sur les avirons. Et c’était à tout le moins trois ou quatre heures à droguer au large, dans la nuit, avant de pouvoir cingler vers le port.

Du coup, je n’avais plus le coeur à rire. Et il était aisé de voir qu’il en allait pareillement de mes compagnons. Assis à leurs postes, sur les bancs, les uns face à l’avant, les autres face à l’arrière, ils regardaient vaguement dans le gris de l’obscurité tombante, sans mot dire. La journée décidément finissait mal.

Je conservais toutefois l’espoir d’atteindre la redoutable barre en temps propice. Nous n’en étions plus qu’à une demi-encablure, quand la voix de René Balanec s’éleva, roulant une bordée de jurons :

« Nom de… nom de… nom de… – Quoi ? qu’est-ce qui te prend ? » demandai-je. mer, dans la direction de l’ouest.

Il regardait par-dessus ma tête, vers la haute mer.

Je grognai, agacé :

« Parleras-tu, sagouin !

– C’est du propre ! fit-il. Voilà maintenant que ça brouillasse là-bas.
– Y a pas de doute, en effet : c’est la brume », déclarèrent Mezcam et Rudono.

Je m’étais retourné, d’un mouvement subit, et je dus, hélas ! constater qu’il n’y avait pas de méprise possible. C’était bien la brume, la satanée brume qui, balayée seulement de la veille, revenait à la charge, envahissant de nouveau l’espace, tissant dans l’entre-deux du ciel et de l’eau sa trame d’étoupe molle et déjà cernant l’horizon du soir, prête à tout aveugler.

« La gueuse ! c’est elle qui a muselé le vent », bougonna Pierre Balanec.

La mer, aux flancs de la barque, commençait à frisotter : des plaques d’écume – des crachats, comme nous disons – filaient avec rapidité dans le sillage, et, sous nous, on sentait le chêne des planches vibrer. Nous étions dans le coureau des îles. Je me dressai sur mes pieds.

« Hé, mousse ! arrive à ma place, et tâche de gouverner au plus près… Nous autres, aux avirons, tous !… Hardi là ! » commandai-je en donnant le premier l’exemple.

Et maintenant, comprenez bien : je m’étais mis à la rame de tribord, avec Mezcam ; les deux frères Balanec étaient à la rame de bâbord.

« Toi, avais-je dit à Louis Rudono, veille devant, à cause des cailloux. »

Image par Free-Photos de Pixabay

Vous savez s’il y en a, dans ces parages d’enfer !… Dès lors – bien que je n’eusse pas encore passé l’examen de pilote –, je les connaissais tous, certes, comme si je les eusse plantés moi-même, ces cailloux de malheur ; et, de nuit aussi bien que de jour, à mer haute comme à mer basse, je me serais débrouillé au milieu d’eux, les mains dans les poches et les yeux fermés. Mais par temps de brume, holà !… Ça n’est ni du jour ni de la nuit, la brume !… Je n’avais guère à compter que sur l’oeil de Rudono. C’est vrai qu’il en avait un comme on n’en voit plus. Le rémouleur qui lui avait aiguisé la prunelle n’avait pas volé son argent, ah ! non.

Tout de même je n’étais pas trop rassuré.

Rappelez-vous bien, n’est-ce pas, comme nous étions distribués dans le bateau : lui, Rudono, sur l’avant ; le petit Dudored à la barre ; nous quatre, les Balanec, Mezcam et moi, deux par deux sur chaque aviron.

« Eh, ohé ! souque !… »

Nous n’épargnions pas l’huile à bras, je vous promets. Sous notre effort vigoureux, la barque vola. Le gros Pierre Balanec sortait à intervalles réguliers du fond de sa large poitrine de formidables : Ahan ! ahan ! pour marquer la cadence. Mais nous avions beau forcer de vitesse, la brume sournoise, furtivement, nous gagnait. Elle ne nous avait pas rattrapés encore : un reste de jour éclairait les eaux dans notre voisinage. Visiblement, néanmoins, nous commencions à être emprisonnés.

Le grand linceul d’ombre pâle rétrécissait peu à peu son cercle, et c’était maintenant comme un immense mur flottant derrière lequel tout se perdait, s’évanouissait peu à peu, la terre d’abord, très lointaine – puis les îles, plus proches –, et enfin les éclats mêmes des phares qui venaient d’allumer leurs feux. Seul, celui de l’île aux Moines demeura quelque temps suspendu comme un astre fantôme dans le ciel noyé ; puis il ne fut plus qu’un halo trouble ; puis ce halo, à son tour, s’effaça, et tout disparut.

« Bonsoir la camoufle ! » dit Rudono, qui était désormais notre unique phare.

Et il cria au mousse :

« Gouverne toujours tout droit, hein, petit !

– Oui, oui », répondit de l’arrière la voix grêle et un peu enrouée du gamin.

Une humidité glaciale pénétrait nos membres. L’haleine de la brume était déjà sur nous, et nous respirions son étrange odeur de roussi, si âcre qu’elle nous raclait la gorge. Nous n’avions plus à espérer de lui échapper. Si, du moins, nous réussissions à traverser les rapides, avant qu’elle nous eût liés dans ses mailles !… Après, ma foi, tant pis ! on voguerait comme on pourrait, à l’aveuglette. L’essentiel était de parer au danger le plus pressant : une fois en eaux calmes, on verrait à s’orienter.

Image par Free-Photos de Pixabay

Et nous nous cramponnions à nos rames avec une ardeur de galériens sous le fouet du garde- chiourme. De minute en minute, je demandais à Rudono :

« Quoi de neuf ? »

Il trempait sa main dans le clapotis le long de l’étrave, et répondait :

« On doit encore être dans le grand coureau, car ça frise dur… Un peu de courage, les enfants ! »

Du courage, nous en eûmes, parbleu ! jusqu’à ce qu’il nous fût démontré que ça ne servait de rien. Comme je répétais ma question pour la dixième ou quinzième fois, Rudono murmura :

« C’est singulier : on dirait que nous n’avançons plus… »

Ploc… ! Il n’avait pas fini de parler que nous sentîmes sur nos épaules comme la tombée brusque d’un manteau de ténèbres humides. En un clin d’oeil nous en fûmes tous enveloppés. Des ténèbres d’ailleurs qui n’en étaient pas ; ou plutôt il surnageait là-dedans une espèce de clarté triste, funéraire, une clarté de l’autre monde, quoi !… Si épaisse que fût la buée, elle ne nous empêchait pas de nous voir ; seulement, nous nous voyions comme si nous avions été à des milles les uns des autres. Encore ce que nous distinguions était-ce moins nos personnes que des formes de nous-mêmes, des ombres bizarres, méconnaissables, démesurément agrandies. Ainsi Gonéry Mezcam, qui était assis vis-à-vis de moi au même aviron, je dus étendre le bras vers lui pour me persuader, en touchant son tricot, qu’il n’avait pas quitté son banc et que cette silhouette gigantesque, c’était lui…

La barque, elle, avait l’air d’une chose sans bords qui eût flotté dans du vide ; la voilure… pfutt !… une brume dans la brume, comme la mer, comme le ciel, comme tout…

« Ça y est ! dit la voix d’orgue de Pierre Balanec. Nous sommes dans le pot au noir !… »

Et presque aussitôt, là-bas, à l’avant du bateau, très loin, nous entendîmes Rudono qui hurlait :

« Bon ! ce n’est pas seulement que nous n’avançons plus, les amis…, nous drivons ! »

Ah ! sacré mâtin ! quel souvenir !… Je ne sais pas ce que je n’aurais pas donné pour être chez nous… Croyez ce que je vous dis, les gars : laissez les turbots en paix et restez vous-mêmes au coin du feu, la veille de Noël.

Lire la suite et fin du conte

 

 
 
 
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Une histoire pour Noël – 1

 
 

 

L’aventure du pilote| Episode 1

par Anatole Le Braz ((1859-1926)

C’était dans la maison des Menguy, située là- haut, sur la croupe accidentée des Crec’h1en bordure de la mer. On devisait au coin du feu, et, comme Noël approchait, la conversation, laissant les menues nouvelles locales, tourna vers les merveilles de la nuit sainte. Chacun raconta son propos ; seul, le pilote Cloarec, venu en voisin, gardait le silence, la pipe aux dents. Sous ses épais sourcils en broussailles, son petit oeil bleu, noyé d’un vague embrun, semblait regarder le déroulement intérieur de quelque procession de souvenirs. Qui saura jamais la richesse de ces frustes mémoires bretonnes, si pleines de choses inexprimées !

« Çà, fis-je, vous, Cloarec, qui ne dites rien, gageons que vous avez en magasin des histoires étonnantes qui ne demandent qu’à sortir. »

Il hocha sa tête frisée, où les volutes de ses mèches grises floconnaient ainsi qu’une toison. Sa face, cuite et recuite par la salure du vent marin, de rouge brique qu’elle était, devint rouge feu, et ce fut d’une voix embarrassée qu’il balbutia :

« Des histoires comme celle qui me revient, il n’y a pas de quoi s’en vanter.

– Raison de plus pour la dire, insinua l’aîné des fils Menguy. Vous ferez un acte d’humilité ; ça vous gagnera des indulgences, pilote. »

Le vieux, après une courte hésitation, se décida brusquement.

« Aussi bien, déclara-t-il, mon aventure pourra vous servir de leçon à vous autres, jeunes mécréants : elle vous montrera qu’il n’est jamais bon de mépriser l’expérience des anciens. »

Il ôta sa pipe de sa bouche, en secoua religieusement la cendre sur son pouce, passa le revers de sa main sous son nez, en reniflant avec force, et commença en breton.

Photo by Biscarotte on Foter.com / CC BY-SA

I

– L’expérience des anciens !… J’avais alors à peu près ton âge, Jean Menguy ; comme toi, je rentrais du service à l’État, et, comme toi encore sans doute, je pensais : « Les anciens, ça n’est que des radoteurs. » C’est ainsi que, cet hiver-là, mon père m’ayant déconseillé de partir pour la pêche au large des îles, sous prétexte que c’était veille de Noël, je lui répondis :

« Veille de Noël ou non, que vous veniez ou que vous ne veniez pas, les vents sont noroît, il fait temps béni pour le turbot; moi, j’embarque. »

Et c’est vrai que le temps était le plus favorable que l’on pût souhaiter : un ciel légèrement couvert, une brise pas trop froide et même presque tiédie, une mer grise et douce, à houles larges, sans clapotis. J’avais d’autant plus désir d’en profiter que, de toute la semaine précédente, il n’y avait pas eu moyen de mettre les filets dehors, à cause de la brume, une brume épaisse comme à Islande, qui avait fait une espèce de demi-nuit, pendant six jours consécutifs. Mon père dut confesser lui-même qu’il faudrait peut-être attendre les premiers soleils de mars avant de retrouver aubaine pareille pour la quête du poisson fin.

« C’est égal, dit-il. Tu risques de perdre ton âme : à ta place, moi, j’aimerais mieux perdre ma pêche. »

Je ripostai :

« Où donc est le commandement de Dieu ou de l’Église qui défend de gagner son pain la veille de Noël ? Est-ce qu’il ne faut pas manger ce jour-là comme les autres jours ?

– Tu fais le beau raisonneur, reprit-il. Moi, je crois ce qu’on m’a toujours dit : à savoir, que la nuit de Noël, à partir de minuit, appartient à Dieu. Et es-tu sûr qu’à minuit tu ne seras pas encore sur les lieux de pêche ?
– Je serai où je pourrai.
– À ton gré. Je t’ai averti. Le reste te regarde : tu as l’âge de raison… Un dernier conseil, pourtant. Si, à certain moment, tu remarques quelque chose de bizarre à bord, hale au plus vite l’ancre, dresse sa croix dans l’air au bout de tes poings, et, ayant fait agenouiller tes hommes, entonne le chant de Nédélek2. »

Je haussai ironiquement les épaules et pris, pour me rendre au port, le chemin des Crec’h, afin de prévenir les hommes de l’équipage qu’on allait embarquer. Ils étaient cinq, tous des lascars de mon espèce, et plus préoccupés de faire bouillir la marmite quotidienne en ce monde-ci que de s’assurer leur part de paradis en l’autre. Je pourrais les appeler en témoignage, car ils sont encore vivants, à l’exception du mousse, le petit Dudored, mort il y a une vingtaine d’années, de la fièvre jaune, à Montevideo. C’étaient Pierre et René Balanec, de Roc’h-Vrân, Louis Rudono, du Cosquer, et Gonéry Mezcam, de Kerampoullou. Ils m’eurent bientôt rejoint à la cale, leurs sabots-bottes aux pieds et le suroît noué sous le menton. Dix minutes plus tard nous voguions à toutes voiles, faisant cap vers les Sept-Îles.

La brise donnait bien. C’était plaisir d’aller. Il n’y avait, du reste, que nous de sortis. Les autres bateaux dormaient sur le flanc, tirés à sec derrière le môle.

« Tas de flâneurs ! dit Pierre Balanec, en montrant du doigt des groupes de pêcheurs perchés, les bras croisés, sur le glacis de l’ancienne batterie. Ça n’a pas, peut-être, dix sous chez soi pour faire la Noël, et ça fainéante aujourd’hui pour se préparer à nocer demain.

– Oui, continua Rudono sur le même ton, et c’est à nous qu’ils demanderont de les régaler, à l’issue de la grand-messe, par-dessus le marché ! »

Je leur contai le colloque que j’avais eu avec mon père.

« Peuh ! des idées de vieilles femmes ! » s’écrièrent-ils en choeur.

Dudored, cependant, qui changeait l’écoute de foc pour la seconde bordée, risqua d’une voix timide :

« Il y a une chose qui est sûre : le mari de ma grand-mère s’est perdu par un soir pareil, entre minuit et une heure du matin.

– Le mari de ta grand-mère, c’était peut-être bien ton grand-père, farceur ! » s’écria Gonéry Mezcam en éclatant de rire.

Et l’on parla d’autre chose.

Image par Free-Photos de Pixabay 

Une fois dans les eaux de l’île aux Moines, nous commençâmes à pêcher, et chacun fut à sa besogne. Mais, contre nos prévisions, le poisson remontait peu. Nous avions compté sur la douceur du temps pour l’attirer, mais il ne se pressait pas, demeurait blotti dans les fonds. Au bout d’une heure ou deux d’attente, un des hommes, je ne sais plus lequel, proposa de gagner plus au large.

« Allons ! » fis-je.

La manoeuvre était bonne : nous ne fûmes pas plus tôt au vent des îles qu’à chaque coup de filet nous ramenâmes quelque chose.

« Ça va bien ! » disaient les camarades.

Nous étions maintenant tout à la gaillarde joie du travail qui apporte avec lui son profit. Une ardeur fiévreuse nous animait : c’était comme si nous nous fussions juré de vider les entrailles de la mer. Le mousse n’avait que le temps de tirer les belles pièces pour les mettre à l’abri dans les paniers.

« Attrape ça, morveux », lui criait-on, en lui lançant dans les jambes quelque turbot tout palpitant.

Ou bien encore :

« Est-ce qu’il en pêchait de cette taille-là, le mari de ta grand-mère ? »

Et de rire, vous pensez ! Jamais nous n’avions été si gais. Les heures s’écoulaient sans que nous y prissions garde. Nous ne nous aperçûmes même pas que la lumière baissait : nous n’avions d’yeux que pour les grandes eaux couleur de vert-de-gris, qui soulevaient la barque par longues oscillations régulières et nous livraient libéralement leur provende. Seul, Dudored, dans les intervalles de moindre presse, glissait un regard vers les lointains déjà plus assombris. Il n’avait pas notre tranquillité, quoique – vous le verrez par la suite – il ne manquât pas de crânerie, le gamin ! L’approche du soir le tourmentait. Il fut d’abord sans oser en rien dire. À la fin il m’interpella :

« Je crois bien qu’il se fait tard, patron… Et ça sera dur, s’il faut rentrer avec jusant. »

Il avait raison : jusant et vent de noroît, tout serait contre nous, si nous ne nous dépêchions pas d’attraper la barre des Sept-Îles pendant que nous avions encore flot pour la franchir. Ce sont des courants terribles, vous savez, et qu’on ne passe pas comme on saute un talus. J’allais me ranger à l’avis de l’enfant et commander le départ. Mais les autres ne l’entendaient pas ainsi. Le démon du lucre était entré en eux et les possédait : plus ils avaient eu de poisson, plus ils en voulaient avoir. Ils protestèrent d’une seule voix.

« De quoi se mêle-t-il, ce veau mal sevré ! Est- ce qu’on lui demande l’heure qu’il est ?

– Non, répliquai-je, mais il faudrait peut-être l’écouter tout de même, quand il la donne. Voyez ! »

Et je leur désignai l’horizon de terre sur qui les masses d’ombre commençaient à tomber, annonçant la nuit.

« Bah ! bah ! Un dernier coup de filet, patron !… Rien qu’un. »

Ils étaient enragés, ma parole ! Et, pour dire la vérité vraie, je ne l’étais pas moins qu’eux, puisque, cependant, non seulement je ne m’opposai pas, mais donnai moi-même la main à ce coup de filet supplémentaire qui faillit être cause de notre perte… J’arrive au vilain moment de mon histoire : permettez que je rallume mon brûle-gueule, soit dit sans vous offenser.

Lire la suite du conte

 

 
 
 
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Une histoire pour Noël – 3

mer Bretagne
 
 

 

L’aventure du pilote | Episode 3

par Anatole Le Braz ((1859-1926)

L’épisode 2 est à lire ici

III

 

Image par Rudy and Peter Skitterians de Pixabay

Le vieux Cloarec cracha dans l’âtre, soupira, fit une pause qui nous parut longue.

– Vous ne voulez pas, au moins, nous signifier que vous êtes au bout de votre histoire ? protesta au nom de l’assistance Perrine Ourgam, la mère des Menguy.
– Je n’avais plus de salive, répondit assez durement le pilote.

Et il poursuivit :

– En drive !… Que faire ?… Nous n’avions plus qu’à laisser aller nos rames, n’est-ce pas ? et à nous laisser aller nous-mêmes où il plairait au sort de nous conduire. Car de lutter davantage pour essayer de franchir la barre, il n’y fallait pas songer. Ce devait être maintenant l’heure du jusant plein : les courants étaient nos maîtres. À quoi bon les contrarier inutilement ? Je fis amener les voiles.

« Après tout, dis-je par manière de consolation, si nous drivons, c’est vers la haute mer. Et nous y serons plus en sécurité que parmi les récifs pour attendre le retour du flot. Il n’est que de patienter. »

N’empêche que c’était un bon tiers de la nuit à passer au large, et qu’à supposer qu’il ne survînt aucune complication, nous ne serions jamais rentrés au port avant les approches du matin. La perspective n’avait rien de folâtre, surtout que le brouillard épaississait toujours son linceul.

Elle nous impressionnait, malgré nous, cette atmosphère étrange où nous glissions d’une allure d’ombres, plus semblables à des spectres qu’à des êtres vivants. Roulés dans nos cirés, la visière du suroît rabattue sur les yeux et les mains dans nos manches, nous nous tenions recroquevillés et muets. Car nous n’avions même plus d’entrain à causer, d’autant qu’on ne pouvait ouvrir la bouche sans avaler cette horrible fumée d’eau, qui sentait l’enfer. La brume, d’ailleurs, semblait avoir immobilisé toutes choses. Le bruit même de la mer s’était comme fondu. On eût dit que rien n’existait plus, qu’on flottait dans quelque océan de la mort.. Et c’était un silence… un silence !…

Combien de temps dérivâmes-nous ainsi, je ne saurais vous le marquer. Nous ne nous rendions pas plus compte de la durée que de quoi que ce fût au monde. La brume était en nous comme autour de nous : elle avait envahi notre esprit aussi bien que nos corps. Nous ne vivions plus qu’en songe.

Or tout à coup la voix du mousse héla, très faible :

« Patron !

– Quoi ? demandai-je en secouant à demi ma torpeur.
– Je ne sais pas comment cela se fait, mais le sûr, c’est que nous sommes un de plus à bord. »

Nous nous levâmes tous en sursaut.

« Qu’est-ce que tu chantes là ? » m’écriai-je, furieux et angoissé tout ensemble.

Mezcam ricana :

« Cet imbécile a la berlue.

– Dame ! comptez vous-même », répliqua l’enfant.

Je comptai… Et maintenant, croyez-moi ou ne me croyez point, mais il n’y avait pas à dire… au lieu de six que nous étions au départ, à cette heure nous étions sept. Dudored n’avait pas menti. Les autres, à tour de rôle, se mirent à recompter après moi :

« Oui, sept ! nous sommes bien sept à bord », déclarèrent-ils tous, avec un tremblement d’épouvante dans la voix.

Quel était ce septième ? Impossible de le reconnaître. Dans cette brume, toutes les silhouettes se ressemblaient, et, de vouloir distinguer les visages, c’eût été peine perdue.

« Faites l’appel comme au service, patron », conseilla Rudono.

J’appelai donc par rang d’âge, Pierre Balanec, d’abord, puis Gonéry Mezcam, puis Louis Rudono, puis René Balanec, puis Lommik Dudored. Au fur et à mesure, ils répondaient de toute la force de leurs poumons :

« Présent ! »

L’opération finie, Rudono s’écria :

« Celui qui n’a pas répondu, c’est celui que voici ! »

Son geste désignait quelqu’un qui se tenait adossé au mât. Il se précipita pour le saisir au collet ; mais il abaissa aussi vite le poing, car la voix de basse-taille du gros Balanec prononçait :

« Erreur ! c’est dans moi que tu as croché.

– Alors, c’est à n’y rien comprendre… »

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Il y eut entre nous un silence plein d’indicible terreur. Nous restions debout, frémissants, n’osant nous regarder les uns les autres, par crainte que la silhouette sur qui s’arrêterait notre regard ne fût précisément celle du mystérieux inconnu. Mais soudain le mousse héla de nouveau :

« Patron ! »

Qu’allait-il m’apprendre ?

« L’arrière du bateau s’enfonce, continua-t-il. Le bordage est déjà presque au niveau de la mer. »

La même idée nous vint à tous : c’était évidemment le poids du septième, le poids du passager surnaturel, qui nous entraînait dans l’abîme. Je commandai néanmoins, pour tenter, si possible, d’alléger l’embarcation :

« Jetez tout ! »

Les paniers de poisson, il va sans dire, défilèrent les premiers. Puis chacun lança par-dessus bord tout ce qui se trouva sous la main. Ce fut un saccage. Le bateau cependant ne « soulageait » pas. Comme je cherchais à tâtons qu’est-ce qui pouvait bien rester dont on pût se débarrasser encore, mes doigts rencontrèrent le fer de l’ancre. Brusquement, les paroles de mon père, auxquelles, dans ma stupeur, je n’avais même pas eu la présence d’esprit de songer, se réveillèrent d’elles-mêmes au fond de ma mémoire.

« Holà ! criai-je, ne jetez plus ! »

Et, dressant au-dessus de mon front la croix de l’ancre, j’entonnai l’hymne de Nédélek :

Ebars eur gêr a C’halilé3

Les autres me dirent plus tard qu’en cet instant ils me crurent devenu fou, chose qui leur paraissait à la vérité d’autant plus explicable qu’ils sentaient, eux aussi, leur raison les abandonner.

« Le bateau remonte ! » cria Dudored, d’un accent joyeux, comme je reprenais haleine pour passer au second verset.

Tous, cette fois, d’un mouvement spontané, unirent leur voix à la mienne, le creux de Pierre Balanec retentissant avec un fracas de grandes orgues. Et ce fut une chance singulière, vous allez voir… Durant une pause, en effet, de là-haut, du fond de la brume, un appel descend :

« Ohé ! gare à l’accostage ! Lofez en douceur ! »

Qui a parlé ? Nous levons la tête. Un éclair rouge fauche le brouillard, presque immédiatement suivi d’un éclair blanc. C’était le Triagoz.

« Je distingue la tour du phare », articula Rudono, qui avait recouvré ses yeux de voyeur.

Vous devinez le reste. Contrairement à nos calculs, les courants, au lieu de nous entraîner au large, nous avaient fait driver vers les roches du Triagoz. Sous voiles, avec la moindre brise, nous nous fussions immanquablement broyés. Mais il n’y avait, je vous l’ai dit, ni lames ni vent ; de sorte que là où nous aurions pu trouver notre perte, nous trouvâmes le salut. Prévenus, nous accostâmes sans encombre. Le gardien de guet nous attendait sûr le seuil de la porte, un fanal à la main.

« Vous avez bien fait de hurler, nous dit-il ; si je ne vous avais pas entendus à temps, vous alliez dans les remous. »

À ce moment, des échos de sonneries de cloches lointaines tremblèrent dans le brouillard.

« Tiens ! la messe de minuit à terre », reprit l’homme du phare.

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Nous nous découvrîmes en nous signant.

Et le pilote conclut :

–Voilà ce qui m’est arrivé. Le lendemain, nous rentrions au port, sur le coup de six heures, à la petite aube, sans turbots. Mon père achevait de revêtir ses habits de fête. Il ne m’interrogea point, mais, à la confusion de ma mine, il se douta bien que j’étais à jamais guéri de la prétention d’en remontrer aux anciens.
– Et le septième, demandai-je, quand avait-il disparu et qui pensez-vous aujourd’hui que ce pût être ?

Le bonhomme inclina sa tête crépue et haussa ses vieilles épaules :

– Je vous ai dit ce que je savais ! fit-il en renfonçant ses petits yeux bleus, pleins de rêve, sous les grands sourcils embroussaillés.


FIN