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Une histoire pour Noël – 3

mer Bretagne
 
 

 

L’aventure du pilote | Episode 3

par Anatole Le Braz ((1859-1926)

L’épisode 2 est à lire ici

III

 

Image par Rudy and Peter Skitterians de Pixabay

Le vieux Cloarec cracha dans l’âtre, soupira, fit une pause qui nous parut longue.

– Vous ne voulez pas, au moins, nous signifier que vous êtes au bout de votre histoire ? protesta au nom de l’assistance Perrine Ourgam, la mère des Menguy.
– Je n’avais plus de salive, répondit assez durement le pilote.

Et il poursuivit :

– En drive !… Que faire ?… Nous n’avions plus qu’à laisser aller nos rames, n’est-ce pas ? et à nous laisser aller nous-mêmes où il plairait au sort de nous conduire. Car de lutter davantage pour essayer de franchir la barre, il n’y fallait pas songer. Ce devait être maintenant l’heure du jusant plein : les courants étaient nos maîtres. À quoi bon les contrarier inutilement ? Je fis amener les voiles.

« Après tout, dis-je par manière de consolation, si nous drivons, c’est vers la haute mer. Et nous y serons plus en sécurité que parmi les récifs pour attendre le retour du flot. Il n’est que de patienter. »

N’empêche que c’était un bon tiers de la nuit à passer au large, et qu’à supposer qu’il ne survînt aucune complication, nous ne serions jamais rentrés au port avant les approches du matin. La perspective n’avait rien de folâtre, surtout que le brouillard épaississait toujours son linceul.

Elle nous impressionnait, malgré nous, cette atmosphère étrange où nous glissions d’une allure d’ombres, plus semblables à des spectres qu’à des êtres vivants. Roulés dans nos cirés, la visière du suroît rabattue sur les yeux et les mains dans nos manches, nous nous tenions recroquevillés et muets. Car nous n’avions même plus d’entrain à causer, d’autant qu’on ne pouvait ouvrir la bouche sans avaler cette horrible fumée d’eau, qui sentait l’enfer. La brume, d’ailleurs, semblait avoir immobilisé toutes choses. Le bruit même de la mer s’était comme fondu. On eût dit que rien n’existait plus, qu’on flottait dans quelque océan de la mort.. Et c’était un silence… un silence !…

Combien de temps dérivâmes-nous ainsi, je ne saurais vous le marquer. Nous ne nous rendions pas plus compte de la durée que de quoi que ce fût au monde. La brume était en nous comme autour de nous : elle avait envahi notre esprit aussi bien que nos corps. Nous ne vivions plus qu’en songe.

Or tout à coup la voix du mousse héla, très faible :

« Patron !

– Quoi ? demandai-je en secouant à demi ma torpeur.
– Je ne sais pas comment cela se fait, mais le sûr, c’est que nous sommes un de plus à bord. »

Nous nous levâmes tous en sursaut.

« Qu’est-ce que tu chantes là ? » m’écriai-je, furieux et angoissé tout ensemble.

Mezcam ricana :

« Cet imbécile a la berlue.

– Dame ! comptez vous-même », répliqua l’enfant.

Je comptai… Et maintenant, croyez-moi ou ne me croyez point, mais il n’y avait pas à dire… au lieu de six que nous étions au départ, à cette heure nous étions sept. Dudored n’avait pas menti. Les autres, à tour de rôle, se mirent à recompter après moi :

« Oui, sept ! nous sommes bien sept à bord », déclarèrent-ils tous, avec un tremblement d’épouvante dans la voix.

Quel était ce septième ? Impossible de le reconnaître. Dans cette brume, toutes les silhouettes se ressemblaient, et, de vouloir distinguer les visages, c’eût été peine perdue.

« Faites l’appel comme au service, patron », conseilla Rudono.

J’appelai donc par rang d’âge, Pierre Balanec, d’abord, puis Gonéry Mezcam, puis Louis Rudono, puis René Balanec, puis Lommik Dudored. Au fur et à mesure, ils répondaient de toute la force de leurs poumons :

« Présent ! »

L’opération finie, Rudono s’écria :

« Celui qui n’a pas répondu, c’est celui que voici ! »

Son geste désignait quelqu’un qui se tenait adossé au mât. Il se précipita pour le saisir au collet ; mais il abaissa aussi vite le poing, car la voix de basse-taille du gros Balanec prononçait :

« Erreur ! c’est dans moi que tu as croché.

– Alors, c’est à n’y rien comprendre… »

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Il y eut entre nous un silence plein d’indicible terreur. Nous restions debout, frémissants, n’osant nous regarder les uns les autres, par crainte que la silhouette sur qui s’arrêterait notre regard ne fût précisément celle du mystérieux inconnu. Mais soudain le mousse héla de nouveau :

« Patron ! »

Qu’allait-il m’apprendre ?

« L’arrière du bateau s’enfonce, continua-t-il. Le bordage est déjà presque au niveau de la mer. »

La même idée nous vint à tous : c’était évidemment le poids du septième, le poids du passager surnaturel, qui nous entraînait dans l’abîme. Je commandai néanmoins, pour tenter, si possible, d’alléger l’embarcation :

« Jetez tout ! »

Les paniers de poisson, il va sans dire, défilèrent les premiers. Puis chacun lança par-dessus bord tout ce qui se trouva sous la main. Ce fut un saccage. Le bateau cependant ne « soulageait » pas. Comme je cherchais à tâtons qu’est-ce qui pouvait bien rester dont on pût se débarrasser encore, mes doigts rencontrèrent le fer de l’ancre. Brusquement, les paroles de mon père, auxquelles, dans ma stupeur, je n’avais même pas eu la présence d’esprit de songer, se réveillèrent d’elles-mêmes au fond de ma mémoire.

« Holà ! criai-je, ne jetez plus ! »

Et, dressant au-dessus de mon front la croix de l’ancre, j’entonnai l’hymne de Nédélek :

Ebars eur gêr a C’halilé3

Les autres me dirent plus tard qu’en cet instant ils me crurent devenu fou, chose qui leur paraissait à la vérité d’autant plus explicable qu’ils sentaient, eux aussi, leur raison les abandonner.

« Le bateau remonte ! » cria Dudored, d’un accent joyeux, comme je reprenais haleine pour passer au second verset.

Tous, cette fois, d’un mouvement spontané, unirent leur voix à la mienne, le creux de Pierre Balanec retentissant avec un fracas de grandes orgues. Et ce fut une chance singulière, vous allez voir… Durant une pause, en effet, de là-haut, du fond de la brume, un appel descend :

« Ohé ! gare à l’accostage ! Lofez en douceur ! »

Qui a parlé ? Nous levons la tête. Un éclair rouge fauche le brouillard, presque immédiatement suivi d’un éclair blanc. C’était le Triagoz.

« Je distingue la tour du phare », articula Rudono, qui avait recouvré ses yeux de voyeur.

Vous devinez le reste. Contrairement à nos calculs, les courants, au lieu de nous entraîner au large, nous avaient fait driver vers les roches du Triagoz. Sous voiles, avec la moindre brise, nous nous fussions immanquablement broyés. Mais il n’y avait, je vous l’ai dit, ni lames ni vent ; de sorte que là où nous aurions pu trouver notre perte, nous trouvâmes le salut. Prévenus, nous accostâmes sans encombre. Le gardien de guet nous attendait sûr le seuil de la porte, un fanal à la main.

« Vous avez bien fait de hurler, nous dit-il ; si je ne vous avais pas entendus à temps, vous alliez dans les remous. »

À ce moment, des échos de sonneries de cloches lointaines tremblèrent dans le brouillard.

« Tiens ! la messe de minuit à terre », reprit l’homme du phare.

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Nous nous découvrîmes en nous signant.

Et le pilote conclut :

–Voilà ce qui m’est arrivé. Le lendemain, nous rentrions au port, sur le coup de six heures, à la petite aube, sans turbots. Mon père achevait de revêtir ses habits de fête. Il ne m’interrogea point, mais, à la confusion de ma mine, il se douta bien que j’étais à jamais guéri de la prétention d’en remontrer aux anciens.
– Et le septième, demandai-je, quand avait-il disparu et qui pensez-vous aujourd’hui que ce pût être ?

Le bonhomme inclina sa tête crépue et haussa ses vieilles épaules :

– Je vous ai dit ce que je savais ! fit-il en renfonçant ses petits yeux bleus, pleins de rêve, sous les grands sourcils embroussaillés.


FIN